LUI
CHAPITRE I - Inspiré
Inspiré... voilà le mot que je cherchais. C'est cette sensation qui m'avait animé pendant
tout le chemin de retour. Je me suis rendu compte à quelques dizaines de mètres de la maison
qu'1h30 de trajet venaient de se volatiliser dans une sorte de brèche spatio-temporelle. Mais
rien de perdu. Au contraire. J'en ressortais avec un irrésistible besoin de faire le point, et la
délicieuse envie d'écrire à ce sujet.
Tout d'abord, les courbatures. Qu'est-ce qui avait bien pu arriver à mon corps ? Ou plutôt,
qu'est-ce qui avait bien pu se passer dans ma tête pour que mon corps le paye ainsi ? Concernant
mon ventre, c'était logique. Mon estomac, durant l'entretien, s'était malicieusement découvert
le super-pouvoir de se transformer en tambour de machine à laver. Du coup, il en avait profité
pour faire le malin pendant plus de la moitié de l'échange, et j'en savourais à présent les
conséquences. Mais pour le reste... Etais-je tendu musculairement ? Non. Avais-je retenu ma
respiration pendant plus d'une heure ? Peut-être... Car oui, j'avais bel et bien été happé à ce
point, rigoureusement fasciné par cette fabuleuse discussion, sans pouvoir m'abreuver d'autre
chose que du temps que nous partagions ensemble.
Il faut dire que d'habitude, je mets au travail ma mémoire visuelle. J'aime observer les intérieurs,
les lieux communs qui partagent notre vie quotidienne. Ces espaces ne sont au final que des
prolongements de nous-mêmes. Il est remarquable de voir le nombre d'indices que l'on peut
glaner juste en faisant le tour panoramique d'un salon. Mais là... mis à part la porte, les chaises,
un bout de lit et la cheminée, j'étais incapable de me rappeler de quoi que ce soit ; pas même
d'un seul fichu bibelot ou d'une éventuelle étagère de livres dont les rangs constituent
traditionnellement mes informateurs préférés. Donc, il venait de se passer quelque chose, au
point où mon corps s'en était fait l'écho et mes capacités cognitives, mises rigoureusement à
l'épreuve.
D'ailleurs, quand était-il plus précisément des aspects cognitifs ?
En parallèle du constat d'avoir échoué sur mon analyse du mobilier, là aussi, il était évident que
ça avait tangué sévère. Il faut dire que la rencontre avec une Dame Alpha ne peut être qu'un
exercice trépidant. Mais les conséquences sur ma psyché en étaient tout autre. Au contraire de
courbatures, je ressentais quelque chose dont les effets étaient étonnamment... assouplissants.
Evidemment, j'étais arrivé bardé de mes objectifs habituels comme être clair sur mes attentes,
bien expliquer comment je fonctionne pour être identifié au mieux que pourra, faire bonne
impression grâce aux éléments habituels qui jalonnent tout entretien, cerner un minimum Celle
qui pourrait acquérir tant d'influence sur moi, etc. Mais ça ne s'était pas passé comme prévu.
Tout d'abord, l'intention de rejouer la présentation que j'avais soigneusement préparée s'était
vite retrouvée bien fade devant une introduction de Madame si transpirante de sincérité. Je dû
improviser, et force est de constater que cela me paru bien plus fluide. Puis la suite ne fut que
surenchère sur surenchère de mon désir d'entamer une relation à la complicité sans ambage.
Moi qui suis si prudent d'ordinaire, mais quel était donc ce tour de magie ?
Sortant de l'appartement, puis en voiture, je me laissais aller à repasser le fil des sujets évoqués.
Un vieil article dégoté je ne sais où me revint à l'esprit. Il y était question des soins apportés
aux nouveaux nés dans une maternité spécifique et décrivait la manière dont le personnel prenait un temps considérable pour chacun. Au moins une heure minimum, une attention particulière
était dédiée à tout geste et détail. De ce fait, même lorsque les bébés étaient nombreux, pas de
pleurs dans la file d'attente, comme s'ils devenaient conscients que viendrait irrémédiablement
leur tour, conscients qu'ils seraient forcément comblés en termes des besoins affectifs
indispensables à leur disposition d'êtres dépendants. C'est à cette analogie que m'ont fait penser
les résultats de notre rencontre ; rencontre d'une heure qui, à la base, n'était destinée qu'à nous
présenter et voir si nous serions compatibles pour un début de relation BDSM suivie.
Je ne m'attendais pas à une telle conclusion. J'étais apaisé. Je veux dire... vraiment. C'était un
soulagement, un formidable sentiment de paix à l'égard d'une condition qui a pu si longtemps
causer tant de désordre et de questions. Voilà qu'enfin... je respirais.
Bon, mon système d'alarme étant toujours aussi actif : "Oui, je sais... trop d'enthousiasme tue
l'enthousiasme". Je fis vite une pirouette intérieure manière de ne pas trop souffler sur les
braises. Quand bien même et encore une fois, il s'était passé quelque chose. Et bien que la
substance de cet évènement restât tout à fait relative, il en était tout autre de son essence ; rien
de moins que les prémices d'une nouvelle aventure autrement grisante et le début,
potentiellement, d'horizons bien plus larges.
Du coup, il me sembla naturel de me retrouver le soir même à naviguer une fois de plus vers
son site, que j'avais déjà bien épluché, mais pour en relire les différents contenus avec des
données nouvelles. Je refis un petit tour dans l'espace commentaires :
"Notre rencontre vous a inspiré, n'hésitez pas à laisser vos impressions..."
Comment ne pas sourire... C'était une confirmation, écrite d'avance. Effectivement, j'étais
inspiré. Rédiger un commentaire ? Encore un peu tôt pour l'instant. J'allais décider de le garder
pour moi. Mais quand même, profitons-en. Prenons des notes, on ne sait jamais. Peut-être qu'un
jour, pour une raison ou l'autre, je souhaiterai qu'Elle puisse accéder aux coulisses...
Il ne serait pas réellement approprié de dire qu'au travers de cette simple discussion, Elle avait
déjà ouvert une porte. En fait, Elle a littéralement arraché le toit. Mes pérégrinations dans le
monde du BDSM avaient dépassées la barre des 20 années d'expériences et, encore plus
s'agissant de mes recherches pour comprendre. Pourtant, cela ne faisait pas si longtemps que je
pouvais exposer mes affres sans trop m'en sentir coupable, ou embarrassant. Mon comming-out
fut tardif, lent et douloureux ; et mes expériences, limitées à l'addition de mes maigres aveux,
de l'interprétation et de la tolérance de mes confidentes. C'est mal dit. Je rends hommage à ces
Dames, indispensables à mon parcours, qui ont eu à cœur de saboter ma propension à être dans
la détestation de moi-même. Merci à elles, du fond du cœur.
Revenons à Madame de B. J'avoue que lors de cet entretien, bien que je me sois préparé et bien
que j’eusse relevé sur son site une multitude de signes prometteurs, je ne m'attendais pas à être
compris.
– Tu te décris comme quelqu'un d'étrange. Déjà, j'aime ça. Et ton objectif, c'est le
subspace. Tu es un challenge. C'est excitant pour moi d'organiser une séance avec toi.
Erreur 404. C'est moi ou il y avait le mot "aime" dans une de ses phrases... Re-bug : J'ai
entendu "excitant" et "toi" dans une autre. Non, attend... je viens d'exposer ce que j'étais, en
gros un homme-semelle ou un lutin bizarre qui aime se faire torturer avec les odeurs de pieds,
et Elle avait l'air plutôt... enjouée. Il m'a même semblé déceler un tantinet d'espièglerie...
– Si j'ai bien compris, pour que tu tombes dans le subspace, il est préférable que je
t'attache, que je te force à sentir mes pieds ainsi que mes odeurs corporelles en général, et
que je joue sur les perspectives pour paraître la plus grande et imposante possible... ?
Ouh là... C'est à mon tour de parler là...
La manière dont j'ai articulé me fit penser à la façon dont j'aurai répondu, pendant un contrôle
de gendarmerie, pour qu'on ne s'aperçoive pas que j'étais complètement ivre. L'ivresse... c'est
bien le mot. Et comment était-ce possible que tout à coup, ce sujet soit si simple ?
En fait, ce fut le cas pour la totalité de notre entrevue. Aucune question, aucun regard soutenu,
aucune règle, confidence, pêché-mignon, aucun détour de phrase ne donna lieu à la moindre
friction. Tout était fluide, au point où j'eu quelque peu de mal à m'en remettre. En fait, m'en
suis-je réellement remis ? Moi qui ai pensé si longtemps être un phénomène isolé, quand je
n'étais pas une véritable tare de la nature, voilà que je rencontrai quelqu'un qui avait le pouvoir
de me faire mettre à nu, pour quand même ensuite me passer aux rayons X, pour enfin donner
l'air d'apprécier ce qu'Elle avait découvert...
Restons un moment sur cette notion de rayons X.
J'ai toujours été convaincu que la sensibilité était intrinsèquement liée au potentiel d'intelligence
des individus. Cette sensibilité, plus elle est assumée, et plus elle donne d'éléments, de grilles
de lecture riches et fournies, concernant les gens et l'environnement qui nous entourent. Oui,
assumée, car dans le cas inverse, elle devient plutôt un problème ; sorte de handicap qui rend
notre préhension du monde bien plus complexe. Tel est mon cas par exemple. Je suis souvent
débordé par mes ressentis. Je les redoute car ils me fragilisent. De ce fait, mon esprit se trouble
et mes capacités cognitives s'en trouvent amputées d'une bonne partie. Il peut en découler une
attitude réservée, méfiante, avec ce sentiment d'apparaitre aux yeux des autres comme
quelqu'un de froid, timide et pas très fute-fute. Par contre, je ne m'étais jamais réellement figuré
ce que pourrait donner la combinaison d'une hyper-sensibilité assumée au point d'être sublimée,
surboostée par la puissance d'une personnalité passionnée par la domination... Une telle
personne réunissant en Elle seule ces qualités serait pour le coup un être à part, hors du commun,
certainement dotée de dons d'influence et d'analyse qui vireraient carrément aux pouvoirs
magiques. Et bien voilà exactement qui je venais de rencontrer.
Qui plus est, parce que oui, c'est pas fini... aussi loin que l'on remonte dans l'espace
commentaires, c'est toujours la même chose. Il y a une redondance incroyable sur le thème de
la bienveillance, ainsi que des retours qui ne trompent pas. Protéger, réguler, permettre de
grandir, maintenir l'équilibre... voilà le rôle des véritables Alphas – cf. Le roi lion.
"Les cases m'ennuient", avait-Elle déclaré sur son site ainsi que pendant notre entretien. C'est
cocasse, pour quelqu'un issue d'une espèce si rare, encore méconnue, voire peut-être jamais
répertoriée...
Comments